Article de Peter Frei, SOSF
Après la victoire des aînées du climat devant la Cour des droits de l’Homme de Strasbourg, le Conseil des Etats veut couper les ailes de la CEDH. Lors de la session de printemps, le Conseil national a la possibilité de rejeter cette proposition inquiétante.
Avec l’arrêt dit des Aînées pour le climat, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait estimé au printemps dernier que la Suisse ne faisait pas assez d’efforts pour protéger les personnes âgées des conséquences du changement climatique et qu’elle violait ainsi le droit au respect de la vie privée et familiale. Bien que la CEDH n’ait pas obligé la Suisse à prendre une quelconque mesure pour protéger le climat, l’arrêt a mis en colère une grande partie de la majorité bourgeoise du Parlement sur toutes les mesures prises.
Ainsi, lors de la dernière session d’hiver, l’UDC voulait dénoncer immédiatement la Convention des droits de l’Homme. Sous prétexte que la Suisse a déjà codifié suffisamment de droits humains et qu’elle n’a donc pas (plus) besoin de protection internationale des droits de l’Homme, le parti a lancé deux interventions identiques, mettant ainsi en péril l’un des principaux acquis de l’État de droit suisse [voir plus bas]. Si le projet a – heureusement – lamentablement échoué, il montre néanmoins que les droits humains, qui s’appliquent à tou·xtes et pas seulement à un « peuple suisse majoritaire », ne sont jamais valables pour toujours et à jamais, même s’ils sont codifiés dans la Constitution.
Dans le sillage de la vague d’indignation, le conseiller aux États Caroni (PRD, Appenzell Rhodes-Extérieures) avait lancé fin mai 2024 la motion « Rappeler la Cour EDH à sa mission première« . La Cour ne devrait « notamment pas autoriser les recours idéaux des associations et ne devrait pas restreindre la marge d’appréciation légitime des États par une interprétation excessive des droits fondamentaux ».
Par 32 oui contre 12 non, le Conseil des États a approuvé l’intervention lors de la session d’automne 2024 et le Conseil fédéral et la majorité de la Commission des affaires juridiques du Conseil national l’ont également acceptée à la mi-janvier 2025. Elle est désormais à l’ordre du jour de la session de printemps du plénum de la Grande Chambre.
L’intervention de Caroni soulève des questions fondamentales sur la protection des droits de l’Homme : Premièrement, est-il admissible, compte tenu du principe selon lequel les tribunaux et donc aussi leurs juges doivent décider des cas individuels indépendamment des autres organes et influences de l’État, de leur fixer des lignes directrices restrictives de la part du Parlement ? Deuxièmement, est-ce raisonnable compte tenu du principe dynamique de la CEDH ? Nous répondons par la négative à ces deux questions. L’indépendance de la justice est une garantie centrale de l’État de droit. Les tribunaux ne doivent être liés que par la loi et ne doivent être soumis à aucune autre instruction. Deuxièmement, la Convention européenne des droits de l’Homme ne garantit qu’un standard minimal en matière de droits humains, que tous les États membres du Conseil de l’Europe devraient respecter. Dans ce contexte, la Cour européenne des droits de l’Homme veut (et doit) développer une interprétation dynamique des droits humains qui tienne compte de l’évolution de la société afin de relever à long terme le standard minimal en matière de droits de l’Homme. Elle trouve pour cette démarche des partisans de renom dans la doctrine et la pratique juridiques. En revanche, Caroni – et avec lui beaucoup d’autres – veut geler l’état actuel de la protection des droits de l’Homme. Il poursuit donc des objectifs rétrogrades et a remis en question l’indépendance des juges au Conseil des États, presque sur le ton de Trump : « Nous réformons ce qui ne nous convient pas. Traduit dans le langage du sport : nous optimisons le règlement des arbitres et la formation des arbitres. C’est ce que veut cette motion ». Manifestement, il ne se contente pas de méconnaître le fait que la CEDH n’a pas besoin d’un arbitre, mais il indique aussi clairement ce qu’il veut dire : c’est toujours nous, la majorité bourgeoise du Parlement, qui déterminons l’étendue de la protection des droits de l’Homme. Nous verrons bientôt si la Chambre basse partage ces vues.
Les acquis que la CEDH a apportés à la Suisse : « Les violations répétées du droit à un procès équitable selon l’article 6 de la CEDH en sont des exemples importants. Grâce à divers arrêts de la CEDH, il a été possible de garantir aux victimes de l’amiante l’accès aux demandes de dommages et intérêts, de créer des possibilités de recours en cas de litige sur la garde des enfants et de réduire la durée disproportionnée des procédures devant les tribunaux suisses. Ces arrêts ont obligé la Suisse à procéder à des adaptations du droit en vigueur. La pratique de la CEDH a en outre contribué à l’uniformisation de la procédure pénale suisse et a influencé de manière décisive les principes de l’équité procédurale dans le code de procédure pénale suisse. Il s’agit notamment du droit à une défense obligatoire pour les personnes accusées, de l’interdiction d’utiliser des preuves obtenues illégalement et de l’exonération des frais de procédure pour les accusé·es qui sont acquitté·es. En outre, sur la base de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, la révision totale de la Constitution fédérale de 1999 a introduit des garanties générales de procédure (art. 29 Cst.), une garantie spécifique dans les procédures devant les tribunaux (art. 30 Cst.) et des garanties en cas de privation de liberté (art. 32). Il convient en outre de souligner tout particulièrement l’introduction du recours en révision, qui permet de demander au Tribunal fédéral de réexaminer une affaire lorsque la Cour européenne des droits de l’Homme a constaté une violation de la CEDH ».